dimanche 7 août 2011

Les Derniers Jours

Chapitre 4

Journal de Ny Hallet

Je veux les tuer tous.

Je veux le sang, le sang du sacrifice. Il faut tout refaire, tout raser et j'ai les mains pour le faire. Je parle à Dieu, je suis comme lui. Et les météores semblent surgir dans ma tête, nous croiserons le fer, mes armes et mes hommes. J'ai vu toutes les choses, le Ciel et la Terre, les nouveaux hommes arrivés sur une Terre qui m'est promise. J’entends la musique, les sons qui annoncent l'apocalypse. Déjà les flammes emportent les corps des victimes et les corps des assassins. La réalité est l'entreprise de la fin du monde. Je te livre les secrets des plus belles légendes. Oh mon amour conduis-moi encore au pays des simples immortels, je suis prêt pour tout, pour le sacrifice, pour la mort.

Mon amour, mon amour pourquoi être partie ? Tu savais les envies et les forces autour, tu savais les maisons vides qui pouvaient nous abriter. Je veux encore plus de sang, les égorgements, des rivières de sang, les fleuves si rouges, des veines qui explosent et des têtes tranchées qui roulent longtemps, longtemps dans les rues de mon pays.

Le pays du courage.

Je suis là pour sauver les âmes puisque mon âme n'a pu être sauvée. Et les rares signes m'avertissent que désormais je rejoins les anges, je sais comme ils savent être les messagers de Dieu, mes amis, mes frères.

Comprendre.

Savoir.

Il est dit dans Le Livre que la vie est le don de Dieu et que seul Dieu et ses messagers peuvent la reprendre.

Je suis le messager de Dieu.

Oh mon amour, tu participais sans cesse aux mille combats pour l'égalité entre les hommes et les femmes, entre les hommes entre eux et les femmes entre elles, mais qui aurais-tu sauvé ? Qui dois-je sauver ? Et quelle vie dois-je reprendre ? La peur reprend place et l'ordre, et la compréhension du monde.

Je les sauverai tous, et les vies reprises seront des âmes sauvées. Je t'aime mon amour, où que tu sois en ce moment, quoi que tu fasses en ce moment, je t'aime et je te devine, chaque sourire se dirige vers moi, chaque caresse vers le ciel est une caresse pour toi. Les tentations ne m'affaiblissent plus, la seule flèche qui pénétra mon cœur porte ton nom. Je change les lettres des mots de l'amour, alangui et sauvage comme le sont les forces du Bien contre les forces du mal, et je suis les forces du bien contre les forces du mal. La guerre se fait précise, les lames des sabres trancheront dans le vif, pas d'apocalypse, seulement la fin d'un monde.

Oh mon amour, l'apocalypse c'est moi.

Je crie les racines de ma vérité, je subjugue les quelques pleutres et je retiens des foules, je sais parler et rire et chanter et danser et tuer.

Je donne.

Je donne la mort avec tristesse, je forme les rêves secrets des nouvelles générations, j'accorde le pardon aux esprits égarés mais je n'épargne personne, pas de vengeance, pas de cruauté, le juste châtiment des pécheurs, les organes dévoyés, de la solitude. Oh mon amour, ton histoire est la mienne, je peux encore ressentir le souffle de ta force sur mon visage, les phrases cognent plus fort que mon cœur dans ma poitrine, je vois les démons envahir les villes, cette planète est pourrie, chaque partie du sol est souillée par la honte et la faiblesse, il faut nettoyer la terre avec le sang, le sang des démons.

Le sang du Diable.

dimanche 24 juillet 2011

Les Derniers Jours

Chapitre 3 (suite)

Des murs et des étoiles

La ville est pleine de surprises, mes premières impressions sont balayées au fur et à mesure que John m'entraîne dans les rues de la capitale. Avoir un ami dans ces circonstances est plus qu'appréciable, c'est une bénédiction. Il parle la langue et connaît les bonnes places. Il était en Angleterre quand je suis arrivé. C'est moi qui l'ai accueilli à son retour.

Il est convaincu que j'aurai du mal à me plaire ici.

- Ici, il faut savoir renoncer à ce qui te paraît aller de soi chez toi. Le normal à Paris est le luxe à Leïan.

- Tu me prends pour une bourgeoise ? Je ne suis pas une amie de ta mère, je suis un guerrier, un combattant, j'ai fait la guerre.

John a aussi fait la guerre, il n'aime pas tellement en parler, je le charrie quand même.

- Et les femmes ?

Il éclate de rire.

- Voilà, ça c'est toi ! Tu vas être malheureux !

Nous passons nos dimanches à visiter les vieilles pierres. Le choc, ce furent les gamins par dizaines qui nous suivent, demandent et se battent pour rester le plus près possible de nous.

- Tu sais, je dois faire des rapports sur nos rencontres, à chaque fois que je te vois je dois écrire tout ce que tu m'a dis, tout ce que nous avons fait, etc. me dit-il.

- Moi, on ne me demande rien.

- Un cuisinier, un foutu cuisinier, que veux-tu qu'on te demande à part faire des gâteaux d'anniversaire ?

Je lui ai dit pour Anaïs et moi. Il a sourit.

- Elle n’était pas faite comme toi. Vous ne pouviez pas être ensemble. Trop de différences.

- Toi et moi on est bien amis.

- Oui, mais on ne vit pas ensemble.

John préfère l’amour des garçons, il sait que je préfère l’amour des filles mais il ne renoncera jamais.

- J'ai demandé un autre poste, m’annonce t-il lors de l’une de nos promenades d’avant le couvre-feu.

- Pour où ?

- Tokyo.

John et moi sommes amis d'enfance. Son père était ambassadeur de Grande Bretagne au Japon et mon oncle l'était aussi, mais pour la France. Après la mort de mes parents, j'ai été confié à mon oncle et ma tante, et j'ai vécu cinq années magnifiques dans ce pays extraordinaire. Je sais que John est comme moi, il rêve du Japon, il veut y vivre.

- Encore cinq ou six mois et je me pose là-bas. Tu sais j'ai envisagé de démissionner pour faire autre chose, je suis riche alors pourquoi continuer ?

- Pour servir ta reine.

- Dans deux mois j'ai trente-deux ans et je n'ai encore rien construit. A mon âge, mon grand-père avait fondé la Deanean Company, il dirigeait plus de cinq mille employés, il avait combattu avec Montgommery, il avait fait trois enfants à ma grand-mère…

- A mon âge, répondis-je, mon grand-père avait réussi à se faire jeter de partout, il buvait plus d'alcool en un jour qu'un régiment napoléonien en un mois et s'employait à faire des mômes dans tous les endroits de la Terre qui voulait bien l'accueillir !

- Tout le monde sait que tu es issu d'une famille de dégénérés.

Le soir, il y a peu à faire. Quelques endroits mais à vingt et une heures, c'est le couvre-feu.

dimanche 10 juillet 2011

Les Derniers Jours

CHAPITRE 3

Février

Journal de Ny Hallet

Tout brûle, tout ne peut que brûler. L'enfer est là, palpable contre moi et je l'embrasse. J'ai enjambé des corps vides de sang. J'ai pleuré pour les âmes des pauvres lutteurs, ceux qui désiraient mourir au lieu de renoncer. Et d'ailleurs je vais mourir aussi. Le couteau dans le ventre et les tripes dans la sciure de bois. Pourquoi les hommes se conduisent-ils ainsi ? Voler au secours des âmes perdues ? Qui viendra à mon secours ?

Du besoin et des larmes, j'entre dans la nuit des nouveaux conquérants, je suis un explorateur, et je connais déjà l'extraordinaire pays, mon pays. Je ferai don au monde de mon savoir. Du sable et les vagues violentes par dessus mon corps de marbre, rien de plus solide face aux mécréants, aux voleurs d'âme, aux voyeurs de la médiocrité. Je suis un guerrier de l'éternité, un voyageur sage. Je regarde et j'écoute, je goûte et je touche, toute la puanteur des rues de Leïan qui rentre dans mes narines comme un violeur d'honneur.

Qui saura sauver la terre de mes ancêtres ?

Et toutes les choses qui tournent dans ma tête, les convictions, j'ai parlé avec lui, le créateur, le sage parmi les fous, la lumière. Je suis la lumière. Les mots qu'il m'a dit sont les mots de la connaissance puisqu'il regarde tout, écoute tout, goûte et touche toutes les activités humaines. Il fait de moi son égal. Pas de plus noble destin. Mon amour, toi aussi tu savais quelle force déployer, quand faire et quand se taire, j'ai appris auprès de toi, tu m'as nourri et enseigné la vie. Les femmes d'ici perdent leur dignité, les hommes d'ici perdent leur honneur.

Pourquoi fuir la vérité et la lumière ?

Quand je marche dans les rues de ma ville je vois les mendiants qui s'allongent par terre pour quémander. C'est devant Dieu que l'on s'allonge, seulement devant Dieu. Je vois des femmes qui proposent leur corps pour quelques pièces, je vois la saleté et la misère, où sont les soldats de ma terre ? Où est leur fierté ? Il faut que quelqu'un les relève et leur montre le chemin de la vérité. Ce pays est devenu celui des charognards, il y a ceux qui exploitent la misère des autres et il y a ces autres, les gueux.

Ma terre est retombée au Moyen-Age, la drogue fait des hommes et des femmes des serviteurs, peut-être que nul ne peut être remis dans la lumière, peut-être faut-il détruire les générations perdues, ces fins de race immobiles qui ne savent même pas qu'ils sont déjà morts. Construire une nouvelle nation sur les fondements des premières générations, élever les enfants encore vierges de cette boue ignoble et les faire devenir des hommes et des femmes dignes d'un peuple choisi par Dieu.

Je suis prêt pour faire relever la tête et faire tomber celles qui ne peuvent être relevées.

Mon amour, tu voyages encore vers la chaleur quand moi, je vis dans la poussière. Au dessus de nos têtes les nuages se rejoignent, Dieu est en colère, nous avons trahi sa confiance, je suis prêt pour le sacrifice. Détruire puis construire. Des écoles et des temples, servir Dieu et la nouvelle Nation.

Ma terre redeviendra la terre des gens de DIEU.

dimanche 3 juillet 2011

Les Derniers Jours

Chapitre Deux (suite)

Un passage difficile


Depuis six jours que je suis là, je ne fais rien. Je vomis, je bave, je remplis les chiottes plus vite que mon estomac, mais à part ça, je ne fais rien. Le médecin ne m'inspire plus aucune confiance. Je sais que c'est le médecin de tous les employés de l'ambassade mais les pilules qu'il me fait avaler me conduisent directement à la mort.

- Ce n'est pas grave, m'a-t-il dit le premier soir, votre organisme doit s'habituer au climat du pays, ça arrive tout le temps avec les touristes.

Les touristes ? Pour venir faire du tourisme dans ce pays, il faut avoir perdu l'esprit. Avoir perdu l'esprit avant de partir, et être prêt à perdre la vie à peine arrivé. Ils m'avaient fait rencontrer l'attaché d'ambassade leïanais à Paris juste avant que je ne quitte la France. Un garçon sympathique pour qui Leïan était victime d'une réputation injuste. « Sincèrement, et je ne dis pas ça parce que c'est mon pays, mais Leïan est l'un des plus beaux endroits du Monde ». Et il avait ajouté croyant me faire plaisir : « avec la France bien sûr ! »

J'avais suivi pendant trois semaines des cours intensifs sur ce morceau de la planète, son histoire, sa culture, son peuple, mais aussi comment vivre dans la société leïanaise, comment éviter les ennuis, etc.

J'ai été malade tout de suite, dans l'avion j'ai senti l'abominable m'envahir, un sale goût dans la bouche qui n'était pas seulement dû au repas servi à vingt mille pieds d'altitude. Et puis à l'arrivée à l'aéroport international Naolis Magatt (du nom de celui qui chassa les anglais et devint le premier Président) j'ai failli m'évanouir. Heureusement qu'avec mon passeport diplomatique j'évite les formalités interminables des douanes locales. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais plus le pays est sans intérêt, plus les douaniers sont soupçonneux. « Il n'y a pas de pays sans intérêt, jeune Lillo » m'a dit un jour mon oncle ambassadeur alors que je lui faisais part de mes ambitions professionnelles et de mes craintes d'être nommé dans un endroit horrible. Mais mon oncle ne connaissait pas Leïan.

Le commandant Bariani est venu me chercher à l'aéroport, il m'a aussitôt fait peur, m'expliquant qu'il avait passé ses trois premières semaines ici à l'hôpital : « vraiment un mouroir ». Selon lui, j'avais quand même de la chance car depuis cette époque on avait trouvé un médecin formidable, un vrai docteur avec de vrais diplômes. Et c'est ce génie qui était en train de me tuer.

Après une première entrevue édifiante avec la Grande Catherine, je me suis installé dans le studio réservé pour moi dans le quartier des diplomates. C'est l'ancien appartement de mon prédécesseur, il a été refait à neuf à cause des morceaux de chair de cette malheureuse, éparpillés dans toutes les pièces, il paraît qu'il y en avait partout, on a retrouvé du sang sur tous les murs. J'imagine que trancher une tête doit salir beaucoup. Bariani ne s'est pas privé de me raconter l'histoire : « Moi je l'ai très peu connu la petite, elle était souvent malade, Madame l'ambassadrice a été très gentille avec elle, mais la petite elle ne voulait pas rentrer au pays, elle tenait à rester ici, elle avait un homme dans sa vie, un militaire léïanais. Et puis bon elle a été assassinée. Un crime crapuleux, c'est la version officielle, on a arrêté deux gars de la campagne et aussi sec on les a exécuté, les procès criminels dans le coin, ils sont plus rapides que les avions chasseurs de leur armée de l'air ! La famille de la petite a assisté à tout, le procès, l'exécution, etc. Elle n’était pas morte depuis trois semaines que les coupables étaient en Enfer. Et puis il y a eu cette rumeur sur son amant. Moi même je ne connais pas son nom. Madame l'ambassadrice, elle dit qu'il ne faut plus en parler. La petite, elle avait trente et un ans. »

C'est aussi mon âge. Je me dis que si quelqu'un voulait bien me trancher la tête, je n'aurais plus mon estomac qui se tourne dans tous les sens. Si la mort doit venir, autant éviter les souffrances.

Depuis six jours, je ne fais rien.

dimanche 26 juin 2011

Les Derniers Jours

CHAPITRE DEUX

Six mois plus tôt en janvier...

Journal de Ny Hallet

Seul et sans gloire, je me souviens des passages tranquilles et des victoires.

Mon amour, tu me manques.

Mon cœur à terre une fois de plus, et les étranges et frivoles nuits que nous passâmes ensemble. Comme le consul au Mexique, te dirai-je les mille secrets qui vinrent me manger l'intérieur, te parlerai-je des hommes fiers qui tenaient leurs armes dirigées vers nous ? Oh mon amour nous étions les derniers guerriers à la lutte pour du vent, non, non, pas du vent mais de l'honneur, cette chose encore salie dans un univers plein de tendre paresse. Je connais la vertu des quelques imbéciles, j'ai passé tant de temps auprès des belles, et les bourreaux vulgaires nous défiaient du regard et n'attendaient qu'une chose : notre mort. Juste le temps de maudire les plus beaux souvenirs, même ceux qu'on ne croit plus pouvoir dominer. Je sais, les mots se suivent et tu les attaques encore, oh mon amour donne moi les armes pour me perdre, toute l'agitation que tu provoques et les sentiments et les peines et les échanges et les bonheurs et les voyages et les sourires d'après la peur et les seules années perdues qui deviendront elles aussi des souvenirs qu'on ne dominera pas. Je reste attentif et je n'ai plus qu'une seule question : que faire ?

Et je n'attends plus rien, je suis un passager, un homme au regard sombre qui prend et ne donne pas, qui ne sait pas si l'aventure donnera de la chair, du sang, un nouveau cœur peut-être.

Alors j'enchaîne les mots dans un esprit parfait, prêt pour la lutte, celle que je ne peux abandonner, ce pays est le mien, la terre de mes frères et de mes sœurs, un peuple qui est le mien et que je dois sauver.

Je suis le sauveur. L'homme de la Providence.

Un père. Leur père à tous, l'homme qui regarde loin, au-delà des sacrifices et des misères qui laissent exsangue parfois et fier souvent. Je consomme des morceaux de passé. A l'intérieur du corps je tiens la force, la grande force donneuse de destin, et la lumière reste encore, la nuit, le jour, je vois l'avenir de ma patrie.

Je suis l'avenir de ma patrie. Je suis la chair et le sang.

Et le sang va couler, dans les rivières et dans les rues, dans les cœurs et sur les lames de nos sabres, jusqu'à savoir quel destin aura la guerre. Avec plaisir je sens la souffrance entrer en moi, je chasse la douleur vulgaire et facile mais j'accueille la froide colère, la sainte haine de ces barbares destructeurs d'une nation et d'un peuple dont l'histoire est couverte de gloire et d'honneur. Redonnons l'honneur à ce pays, rendons lui sa force. Je sais les pièges, je sais les morts, je sais les folies et les jours de tempête. Un dessein cruel, je ne peux faire autrement, mon cœur se venge, mon esprit n'égare plus que les illusions de la perfection. Et la vie même n'en est que plus injuste. Alors je sais les brûlures du temps, et je sais le ciel et la terre.

Je suis le ciel et la terre. Je suis le feu.

samedi 18 juin 2011

Les Derniers Jours

CHAPITRE UN


Juin

Le temps à terre


Je regarde les gens s'agiter, ils courent dans tous les sens, ils ne savent plus vraiment ce qu'ils font, pourtant ils savent ce qu'il faut faire : partir d'ici le plus vite possible. Depuis ce matin c'est un capharnaüm d'êtres humains qui fuient. Ils fuient les armes et les jalousies, ils fuient la mort et c'est leur peur qui les envoie ainsi, se rompre les os contre les grilles des ambassades. Je dis à Cécile qu'ils feraient mieux de rester tranquilles chez eux.

- Tous ceux qui sont là attendent depuis longtemps pour partir, et maintenant c'est une bonne occasion, me dit-elle en souriant.

- On doit leur dire qu'ils se trompent, qu'ils ne pourront pas avoir les visas, regarde les, jamais on ne le leur donnera.

- Laisse les faire, quand ils auront attendu deux ou trois jours, ils comprendront qu'on ne fera rien pour eux et ils repartiront, déçus, en colère contre nous mais ils repartiront. Et n'oublie pas une chose, certains de ceux qui sont là se battent pour sauver leur vie.

Je regarde encore un peu la foule, elle grandit à vue d'œil. Je me sais malade mais je tiens bon. Depuis six mois que je suis ici c'est la pire période que je vis. Au début ce ne fut guère facile mais comme c'était ma première affectation, mon enthousiasme compensait la dépression due au changement total d'univers que je vivais alors. Au fil des semaines si je perdis, un peu, le mal au cœur, je perdis aussi l'enthousiasme. L'ambassadrice avait été claire là-dessus dès ma première entrevue avec elle.

- Ici, vous vous ennuierez la plupart du temps, il n'y a rien à faire, ou plutôt je n'ai rien à vous faire faire. J'avais demandé un cuisinier et c'est vous qu'on m'envoie. Vous savez faire la cuisine ?

- Non, répondis-je.

- Et bien c'est dommage parce que les gens d'ici, ils mangent n'importe quoi. Dites-moi, si vous ne savez pas faire la cuisine, que savez vous faire ?

Personne à l'Ambassade n'apprécie la patronne, elle est méprisante et pas seulement envers les habitants de ce pays, car ça c'est normal, c'est dans toutes les légations pareil, mais elle est aussi méprisante pour les employés, elle nous juge indignes de travailler avec elle. Elle rêve d'un poste plus en vue, Washington, Londres ou Pékin, un endroit important. Ici, pour elle, c'est le trou du cul du monde.

La foule est là, en bas, je vois des têtes baissées, des gens qui attendront encore quelques heures avant de repartir, comme l'a dit Cécile, en colère et déçus. Je retourne m'asseoir devant l'écran d'ordinateur et je replonge dans le dossier Mendoza.

Je fixe Cécile et au bout de dix secondes environ elle se tourne enfin vers moi.

- Quoi ? demande-t-elle.

- Je pense qu'on va tous rentrer.

- On sera les derniers évacués. Comme les américains après la chute de Saigon.

- Et Lempereur ?

Catherine Lempereur est ambassadrice de France à Leïan. Nous, on l'appelle l'impératrice, la grande Catherine, la tsarine, la patronne.

- Elle a passé la nuit au téléphone avec Paris, tu te rends compte, là-bas ils se souviennent de nous, il suffit d'un coup de feu et hop on se rappelle qu'il y a du monde par ici.

Le sarcasme est devenu l'une de nos spécialités, à force de fréquenter les cyniques, je me sais l'être devenu.

- Comme si tout ça allait changer quelque chose !

- Franchement, répond Cécile, il était temps qu'il arrive un truc de ce genre, ce pays est en train de mourir.

Cécile en a marre elle aussi, elle est arrivée un an avant moi, son expérience la rend impassible dans toutes les situations, depuis plus de vingt ans qu'elle sert la France, ce n'est pas un coup d'état en plus qui va l'impressionner. Un jour je lui ai demandé pourquoi avec l'ancienneté qu'elle a, elle se trouvait encore ici, dans l'un des plus petit pays qui soit. Elle m'a alors raconté son histoire, elle avait eu une liaison avec un employé malais de l’ambassade de France à Kuala Lumpur, chargé de l'entretien du parc automobile : « On ne peut pas fricoter avec les indigènes, m'avait-elle expliqué, mais moi je les ai tous envoyé se faire foutre et ils me l'ont fait payé. Tu penses, on encourage le personnel diplomatique à fréquenter les populations locales mais de là à baiser avec un sous-développé plutôt qu'avec un civilisé, ça c'est ce qu'il y a de pire pour eux ». Et depuis, sa carrière était au point mort. Elle attendait la retraite. Et moi, je commençais à faire pareil.

A trente et un ans.