samedi 18 juin 2011

Les Derniers Jours

CHAPITRE UN


Juin

Le temps à terre


Je regarde les gens s'agiter, ils courent dans tous les sens, ils ne savent plus vraiment ce qu'ils font, pourtant ils savent ce qu'il faut faire : partir d'ici le plus vite possible. Depuis ce matin c'est un capharnaüm d'êtres humains qui fuient. Ils fuient les armes et les jalousies, ils fuient la mort et c'est leur peur qui les envoie ainsi, se rompre les os contre les grilles des ambassades. Je dis à Cécile qu'ils feraient mieux de rester tranquilles chez eux.

- Tous ceux qui sont là attendent depuis longtemps pour partir, et maintenant c'est une bonne occasion, me dit-elle en souriant.

- On doit leur dire qu'ils se trompent, qu'ils ne pourront pas avoir les visas, regarde les, jamais on ne le leur donnera.

- Laisse les faire, quand ils auront attendu deux ou trois jours, ils comprendront qu'on ne fera rien pour eux et ils repartiront, déçus, en colère contre nous mais ils repartiront. Et n'oublie pas une chose, certains de ceux qui sont là se battent pour sauver leur vie.

Je regarde encore un peu la foule, elle grandit à vue d'œil. Je me sais malade mais je tiens bon. Depuis six mois que je suis ici c'est la pire période que je vis. Au début ce ne fut guère facile mais comme c'était ma première affectation, mon enthousiasme compensait la dépression due au changement total d'univers que je vivais alors. Au fil des semaines si je perdis, un peu, le mal au cœur, je perdis aussi l'enthousiasme. L'ambassadrice avait été claire là-dessus dès ma première entrevue avec elle.

- Ici, vous vous ennuierez la plupart du temps, il n'y a rien à faire, ou plutôt je n'ai rien à vous faire faire. J'avais demandé un cuisinier et c'est vous qu'on m'envoie. Vous savez faire la cuisine ?

- Non, répondis-je.

- Et bien c'est dommage parce que les gens d'ici, ils mangent n'importe quoi. Dites-moi, si vous ne savez pas faire la cuisine, que savez vous faire ?

Personne à l'Ambassade n'apprécie la patronne, elle est méprisante et pas seulement envers les habitants de ce pays, car ça c'est normal, c'est dans toutes les légations pareil, mais elle est aussi méprisante pour les employés, elle nous juge indignes de travailler avec elle. Elle rêve d'un poste plus en vue, Washington, Londres ou Pékin, un endroit important. Ici, pour elle, c'est le trou du cul du monde.

La foule est là, en bas, je vois des têtes baissées, des gens qui attendront encore quelques heures avant de repartir, comme l'a dit Cécile, en colère et déçus. Je retourne m'asseoir devant l'écran d'ordinateur et je replonge dans le dossier Mendoza.

Je fixe Cécile et au bout de dix secondes environ elle se tourne enfin vers moi.

- Quoi ? demande-t-elle.

- Je pense qu'on va tous rentrer.

- On sera les derniers évacués. Comme les américains après la chute de Saigon.

- Et Lempereur ?

Catherine Lempereur est ambassadrice de France à Leïan. Nous, on l'appelle l'impératrice, la grande Catherine, la tsarine, la patronne.

- Elle a passé la nuit au téléphone avec Paris, tu te rends compte, là-bas ils se souviennent de nous, il suffit d'un coup de feu et hop on se rappelle qu'il y a du monde par ici.

Le sarcasme est devenu l'une de nos spécialités, à force de fréquenter les cyniques, je me sais l'être devenu.

- Comme si tout ça allait changer quelque chose !

- Franchement, répond Cécile, il était temps qu'il arrive un truc de ce genre, ce pays est en train de mourir.

Cécile en a marre elle aussi, elle est arrivée un an avant moi, son expérience la rend impassible dans toutes les situations, depuis plus de vingt ans qu'elle sert la France, ce n'est pas un coup d'état en plus qui va l'impressionner. Un jour je lui ai demandé pourquoi avec l'ancienneté qu'elle a, elle se trouvait encore ici, dans l'un des plus petit pays qui soit. Elle m'a alors raconté son histoire, elle avait eu une liaison avec un employé malais de l’ambassade de France à Kuala Lumpur, chargé de l'entretien du parc automobile : « On ne peut pas fricoter avec les indigènes, m'avait-elle expliqué, mais moi je les ai tous envoyé se faire foutre et ils me l'ont fait payé. Tu penses, on encourage le personnel diplomatique à fréquenter les populations locales mais de là à baiser avec un sous-développé plutôt qu'avec un civilisé, ça c'est ce qu'il y a de pire pour eux ». Et depuis, sa carrière était au point mort. Elle attendait la retraite. Et moi, je commençais à faire pareil.

A trente et un ans.

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