dimanche 26 juin 2011

Les Derniers Jours

CHAPITRE DEUX

Six mois plus tôt en janvier...

Journal de Ny Hallet

Seul et sans gloire, je me souviens des passages tranquilles et des victoires.

Mon amour, tu me manques.

Mon cœur à terre une fois de plus, et les étranges et frivoles nuits que nous passâmes ensemble. Comme le consul au Mexique, te dirai-je les mille secrets qui vinrent me manger l'intérieur, te parlerai-je des hommes fiers qui tenaient leurs armes dirigées vers nous ? Oh mon amour nous étions les derniers guerriers à la lutte pour du vent, non, non, pas du vent mais de l'honneur, cette chose encore salie dans un univers plein de tendre paresse. Je connais la vertu des quelques imbéciles, j'ai passé tant de temps auprès des belles, et les bourreaux vulgaires nous défiaient du regard et n'attendaient qu'une chose : notre mort. Juste le temps de maudire les plus beaux souvenirs, même ceux qu'on ne croit plus pouvoir dominer. Je sais, les mots se suivent et tu les attaques encore, oh mon amour donne moi les armes pour me perdre, toute l'agitation que tu provoques et les sentiments et les peines et les échanges et les bonheurs et les voyages et les sourires d'après la peur et les seules années perdues qui deviendront elles aussi des souvenirs qu'on ne dominera pas. Je reste attentif et je n'ai plus qu'une seule question : que faire ?

Et je n'attends plus rien, je suis un passager, un homme au regard sombre qui prend et ne donne pas, qui ne sait pas si l'aventure donnera de la chair, du sang, un nouveau cœur peut-être.

Alors j'enchaîne les mots dans un esprit parfait, prêt pour la lutte, celle que je ne peux abandonner, ce pays est le mien, la terre de mes frères et de mes sœurs, un peuple qui est le mien et que je dois sauver.

Je suis le sauveur. L'homme de la Providence.

Un père. Leur père à tous, l'homme qui regarde loin, au-delà des sacrifices et des misères qui laissent exsangue parfois et fier souvent. Je consomme des morceaux de passé. A l'intérieur du corps je tiens la force, la grande force donneuse de destin, et la lumière reste encore, la nuit, le jour, je vois l'avenir de ma patrie.

Je suis l'avenir de ma patrie. Je suis la chair et le sang.

Et le sang va couler, dans les rivières et dans les rues, dans les cœurs et sur les lames de nos sabres, jusqu'à savoir quel destin aura la guerre. Avec plaisir je sens la souffrance entrer en moi, je chasse la douleur vulgaire et facile mais j'accueille la froide colère, la sainte haine de ces barbares destructeurs d'une nation et d'un peuple dont l'histoire est couverte de gloire et d'honneur. Redonnons l'honneur à ce pays, rendons lui sa force. Je sais les pièges, je sais les morts, je sais les folies et les jours de tempête. Un dessein cruel, je ne peux faire autrement, mon cœur se venge, mon esprit n'égare plus que les illusions de la perfection. Et la vie même n'en est que plus injuste. Alors je sais les brûlures du temps, et je sais le ciel et la terre.

Je suis le ciel et la terre. Je suis le feu.

samedi 18 juin 2011

Les Derniers Jours

CHAPITRE UN


Juin

Le temps à terre


Je regarde les gens s'agiter, ils courent dans tous les sens, ils ne savent plus vraiment ce qu'ils font, pourtant ils savent ce qu'il faut faire : partir d'ici le plus vite possible. Depuis ce matin c'est un capharnaüm d'êtres humains qui fuient. Ils fuient les armes et les jalousies, ils fuient la mort et c'est leur peur qui les envoie ainsi, se rompre les os contre les grilles des ambassades. Je dis à Cécile qu'ils feraient mieux de rester tranquilles chez eux.

- Tous ceux qui sont là attendent depuis longtemps pour partir, et maintenant c'est une bonne occasion, me dit-elle en souriant.

- On doit leur dire qu'ils se trompent, qu'ils ne pourront pas avoir les visas, regarde les, jamais on ne le leur donnera.

- Laisse les faire, quand ils auront attendu deux ou trois jours, ils comprendront qu'on ne fera rien pour eux et ils repartiront, déçus, en colère contre nous mais ils repartiront. Et n'oublie pas une chose, certains de ceux qui sont là se battent pour sauver leur vie.

Je regarde encore un peu la foule, elle grandit à vue d'œil. Je me sais malade mais je tiens bon. Depuis six mois que je suis ici c'est la pire période que je vis. Au début ce ne fut guère facile mais comme c'était ma première affectation, mon enthousiasme compensait la dépression due au changement total d'univers que je vivais alors. Au fil des semaines si je perdis, un peu, le mal au cœur, je perdis aussi l'enthousiasme. L'ambassadrice avait été claire là-dessus dès ma première entrevue avec elle.

- Ici, vous vous ennuierez la plupart du temps, il n'y a rien à faire, ou plutôt je n'ai rien à vous faire faire. J'avais demandé un cuisinier et c'est vous qu'on m'envoie. Vous savez faire la cuisine ?

- Non, répondis-je.

- Et bien c'est dommage parce que les gens d'ici, ils mangent n'importe quoi. Dites-moi, si vous ne savez pas faire la cuisine, que savez vous faire ?

Personne à l'Ambassade n'apprécie la patronne, elle est méprisante et pas seulement envers les habitants de ce pays, car ça c'est normal, c'est dans toutes les légations pareil, mais elle est aussi méprisante pour les employés, elle nous juge indignes de travailler avec elle. Elle rêve d'un poste plus en vue, Washington, Londres ou Pékin, un endroit important. Ici, pour elle, c'est le trou du cul du monde.

La foule est là, en bas, je vois des têtes baissées, des gens qui attendront encore quelques heures avant de repartir, comme l'a dit Cécile, en colère et déçus. Je retourne m'asseoir devant l'écran d'ordinateur et je replonge dans le dossier Mendoza.

Je fixe Cécile et au bout de dix secondes environ elle se tourne enfin vers moi.

- Quoi ? demande-t-elle.

- Je pense qu'on va tous rentrer.

- On sera les derniers évacués. Comme les américains après la chute de Saigon.

- Et Lempereur ?

Catherine Lempereur est ambassadrice de France à Leïan. Nous, on l'appelle l'impératrice, la grande Catherine, la tsarine, la patronne.

- Elle a passé la nuit au téléphone avec Paris, tu te rends compte, là-bas ils se souviennent de nous, il suffit d'un coup de feu et hop on se rappelle qu'il y a du monde par ici.

Le sarcasme est devenu l'une de nos spécialités, à force de fréquenter les cyniques, je me sais l'être devenu.

- Comme si tout ça allait changer quelque chose !

- Franchement, répond Cécile, il était temps qu'il arrive un truc de ce genre, ce pays est en train de mourir.

Cécile en a marre elle aussi, elle est arrivée un an avant moi, son expérience la rend impassible dans toutes les situations, depuis plus de vingt ans qu'elle sert la France, ce n'est pas un coup d'état en plus qui va l'impressionner. Un jour je lui ai demandé pourquoi avec l'ancienneté qu'elle a, elle se trouvait encore ici, dans l'un des plus petit pays qui soit. Elle m'a alors raconté son histoire, elle avait eu une liaison avec un employé malais de l’ambassade de France à Kuala Lumpur, chargé de l'entretien du parc automobile : « On ne peut pas fricoter avec les indigènes, m'avait-elle expliqué, mais moi je les ai tous envoyé se faire foutre et ils me l'ont fait payé. Tu penses, on encourage le personnel diplomatique à fréquenter les populations locales mais de là à baiser avec un sous-développé plutôt qu'avec un civilisé, ça c'est ce qu'il y a de pire pour eux ». Et depuis, sa carrière était au point mort. Elle attendait la retraite. Et moi, je commençais à faire pareil.

A trente et un ans.